Plume du Lion - "Nos destins liés"
J’ai eu à faire la chose la plus difficile qu’une mère doive un jour faire. J’ai dû enterrer ma fille. Alors que j’entretenais de faux espoirs, elle menait un combat acharné contre ses vrais démons. Derrière ses regards absents, et son envie de se battre seule, je le savais. Elle me criait désespérément de l’aider, la maintenir à la surface de l’océan se déchaînant à ses pieds, la retenant de sombrer.
Malgré le sablier des démons mis en marche, j’y avais cru. Cru que ces courtes vacances l’aideraient. Cru que je pouvais la secourir, la retrouver. Malgré ces sourires et bonheur apparents, elle ne l’était pas. Apaisée, elle avait choisi de s’enfuir, abandonner le combat. Au détriment de mon bonheur, j’avais pensé au sien, et même si je ne vivais plus jamais dans la joie, elle ne souffrirait plus, mais serait-elle la seule victime de ses démons ?
Je dépose délicatement mon bouquet. Ces magnifiques daphnés qu’elle apprécie tant. La salle se remplit gentiment, sous la voûte, les voix forment des échos. Lorsqu’elle entre, tout le monde se tait, réduisant la foule au silence. Les larmes roulent le long de mes joues, les premiers accords retentissent. Le prêtre récite ses prières. Comment en sommes-nous arrivés là, à lui dire au-revoir si promptement. Hier, je l’ai sans le savoir prise pour la dernière fois dans mes bras. Aujourd’hui, je n’entendrai plus la mélodie de sa voix. Demain, je ne verrai plus son sourire radieux. En l’espace de quelques mois seulement, ces gens me l’ont peu à peu vidée de sa joie, me l’ont brisée, me l’ont détruite.
Mon esprit quitte l’église un instant. Une porte claque bruyamment, du coin de l’œil, j’observe son sac voler puis atterrir sur le canapé. En enlevant sa veste, elle découvre par mégarde un peu de son avant-bras. Il est couvert d’hématome sur lesquels mes yeux se fixent. Embarrassée, elle remonte furtivement sa manche. Fuyant mon regard, gênée, elle évince ma question sur cette vilaine marque bleutée, qui brise l’harmonie de son bras. Ses pas lourds résonnent sur les marches de l’escalier, puis s’estompent, laissant planer un silence inhabituel dans la maison. Ce soir-là, elle ne viendra pas au repas. Ce soir-là, elle ira se coucher sans m’adresser la parole et je l’entendrai sangloter. Ce soir-là, marquera hélas le commencement de cette spirale infernale.
Je me souviens. Un mois plus tôt. Parquée devant le collège, je l’attends. Plusieurs minutes passent, le temps s’éternise. Enfin, je la vois. Encerclée, les yeux absents, la lèvre tremblante, le visage livide. A ces côtés un jeune homme de grande taille. C’est le premier à se lancer. D’un geste brusque, il l’attrape par les épaules, la plaque au mur. Je sais qu’elle m’a vue, ses yeux me supplient de ne pas intervenir. Soudain, il la gifle, et mon sang se glace. Ma respiration se coupe, mes poings se serrent, bondissant hors du véhicule, je crie, je le supplie d’arrêter, j’ai l’impression que le coup m’a violemment atteinte, je souffre, j’ai envie de me tordre de douleur. Ignorant ma présence, une grande brune lui tire à son tour les cheveux d’un coup sec, cette masse si soyeuse à laquelle je tiens tant, ces cheveux que j’ai coiffés si souvent. A la vue de la mèche restée dans la main de cette sauvage, mes muscles se tendent et frémissent, mes dents se plantent dans ma lèvre jusqu’à la faire saigner, je suis épouvantée, paralysée. Je gémis, je me précipite dans la mêlée, les écartant d’un regard habité par la fureur. Les insultes fusent de tous côtés. Rongée par la honte, tétanisée par la peur, elle baisse la tête, et je vois ses ongles se planter dans ses paumes. Elle lève un regard sans âme, son supplice vient de prendre fin mais la honte la submerge et prend le pas sur la douleur. Se dirigeant lentement vers la voiture, elle prend sans bruit place à mes côtés. Ses fines jambes tremblantes se plient contre sa poitrine, et son courage, tel une armure usée, se fend en un torrent de sanglots. Je ne comprends pas. Moi, sa mère, je ne l’ai pas aidée plus tôt. Je n’ai pas su voir sa détresse. D’un geste hésitant, je pose ma main sur la sienne, elle la retire brusquement, tel que brûlée par cet élan de gentillesse devenu inhabituel. Son regard, d’habitude si beau, n’est qu’un miroir d’émotions brisé. Sa poitrine se soulève d’un rythme lent, son souffle ralentit, ses sanglots se transforment en hoquets, les dernières larmes ruissellent le long de ses pommettes. D’un geste vif, elle essuie cette goutte perlant au coin de son œil, signe d’une faiblesse qu’elle semble vouloir rejeter, comme un dernier effort de rébellion adolescente. Derrière un sourire hésitant, elle dissimule maladroitement sa détresse.
Je ne me souviens même pas du trajet de retour. Sa porte claque, ma tête se met à tourner, ma vue se brouille, et sans prévenir, j’éclate en sanglots. Je panique à l’idée qu’un jour, je ne puisse plus profiter de ma fille. Je panique à l’idée qu’un jour, je puisse rentrer sans la retrouver. Je panique alors à l’idée qu’il est peut-être déjà trop tard.
En effet, j’ai peut-être d’ores et déjà perdu toute chance de la sauver. Sa détresse la consume tel un sablier de la honte s’écoulant inexorablement. Et si je me retrouvais bientôt orpheline de ma fille dans mon univers sans sens, sans elle, sens dessus dessous. Je redoute que ces monstres ne l’agressent une fois de trop et que cette violence répétée ne finisse par la pousser à bout. Ces pensées sombres me remplissent de douleur, d’angoisse, et d’une fureur sourde que je suis incapable de dompter. Mes poumons me brûlent; mon cœur se glace.
J’ai pourtant tenté d’intervenir, de confronter ses démons. En vain. Dissimulés dans une haine profonde, ils étaient hors d’atteinte. Mes inquiétudes partagées avec la direction de l’école ont été balayées telles de vulgaires feuilles mortes tombées à l’automne de son adolescence. Il était pourtant question du danger. D’une jeune fille devenue proie. Je ne supporterais pas de me heurter à ce mur encore une fois. Je ne la laisserai pas devenir un fantôme à la tristesse décuplée et aux bonheurs retirés. Sa mine défaite hante mes nuits, agite mes cauchemars. Je la vois tentant de nager dans une mer de tous les dangers. Emportée par un courant traître. Puis le bruit de ses sanglots m’extirpe de ces rêves jusqu’à ce qu’elle trouve le sommeil. Tel une course sans fin, leur acharnement la poursuit jusque dans ses nuits, et donc les miennes. J’ai peur qu’un matin elle ne se réveille pas, de découvrir une chambre silencieuse, sans âme ni présence. Je suis au plus mal, je n’ai pas réussi à la protéger face au monde, à ces démons déguisés en camarades. Elle est devenue une adolescente incomprise, je n’arrive pas à la sauver.
Et pourtant, j’y avais cru. Je la pensais tirée d’affaire lors de ce séjour mère-fille.
Regardant par le hublot de l’avion, un sourire béat collé à la bouche, elle contemplait la méditerranée, d’un bleu Lapis Lazuli. Alors que nous survolions les montagnes rocheuses, j’imaginais ces obstacles, posés par le destin sur notre chemin, nous les avions surmontés ensemble, suivant le lent cours du vent. La mine radieuse, ses yeux écarquillés brillaient, tel qu’habités de milles étoiles. Ce week-end échappatoire pouvait-il donc être la clé à ces longs mois de souffrance, pouvait-il donc me rendre ma fille, si absente ces derniers mois.
Alors que l’avion touchait le sol aussi légèrement qu’une plume, elle m’avait offert le sourire que je pensais disparu à jamais. Un poids m’habitant était resté dans les airs, de même que nos soucis. Le soleil Grecque la faisait rayonner, son teint lumineux m’avait redonné espoir, de même que ce sourire constant sur son visage, affiné par ses préoccupations. Notre relation reprenais peu à peu vie, notre complicité s’était accrue, mon envie de la sauver s’était renforcée. J’avais besoin d’elle, tout comme elle avait besoin de moi afin de se libérer de ses démons. Les tables avaient désormais tourné, son sort s’était apaisé, son visage, marqué par la douleur s’adoucissait, je retrouvais ma fille, ou du moins, j’en étais persuadée. Elle volait d’un pas aérien sur cette plage au sable fin, s’enfuyant vers un futur meilleur, cherchant la lumière au bout du tunnel, s’en rapprochant de jour en jour. Son rire léger résonnait, porté par le vent, chaque ricochet, chaque rebond de la pierre symbolisait pour moi les obstacles, ceux qu’elle surmontait avec bravoure. Chaque rire était pour moi une victoire, de même que ses sourires magnifiques. Ils m’avaient manqués. Marchant sur la plage, je ne réalisais pas qu’alors que je m’accrochais à sa main, elle tentait désespérément de s’accrocher à sa vie. Dans la mer, son corps fin bravait les vagues, écartant le courant d’une brasse énergique tel le danger planant sur elle. Le soir, nous dansions jusqu’à ne plus tenir debout, riant à gorge déployée, profitant de ces moments à deux, devenus d’une rareté inimaginable. Dans cette nuit douce, la marée habituellement agitée s’était retirée, signe de destin ? Je n’en aurais jamais ma réponse. Elle me serrait si fort dans ses bras, tel une bouée la gardant à la surface, l’empêchant de couler. Son appétit était à mon plus grand plaisir revenu. Le sablier des démons était mis en pause, nous pouvions pleinement nous retrouver. Ce soir, nous avions lâché une lanterne, avec elle s’étaient envolées nos appréhensions, scellant notre relation renaissante ainsi que le partage de nos peines et bonheurs. Lançant ses bras en l’air, remuant ses hanches au rythme de la musique, elle s’était lâchée complètement, ne songeant plus au jugement, enfin c’est ce que j’espérais.
Ce séjour m’avait fait miroiter un futur différent, cette fois-ci basé sur une confiance sans faille. Aujourd’hui, il me semblait rentrer avec bien plus qu’un voyage. J’étais rentrée avec ma fille. Les paupières closes, je la sentais apaisée, sa respiration lente reflétait sa sérénité. Durant le trajet, son regard pétillant admirait le paysage. Nous y étions parvenues, le danger l’avait abandonnée, il ne la pourchassait plus.
Alors que nous passions le palier de notre maison, c’est le pas léger qu’elle gravissait les marches de l’escalier. Blotties sur le canapé, nous contemplions les photos du voyage, constatant les changement fulgurants sur son visage de jour en jour. Bouche bée, elle se fixait, appréciant silencieusement l’adoucissement de ses traits.
Tu t’es battue, merci. Ses mots résonnaient dans ma tête, tel un vieux disque rayé. Je ne l’entendrais plus, car ce matin, elle n’avait plus à affronter ses démons, elle avait choisi de les fuir. Ce matin, elle les observait du ciel, tel une étoile, brillant par la trainée d’amour laissée sur son chemin. Elle s’était éteinte, ils avaient gagné, ils me l’avaient vidée. Vidée de son courage, son sourire n’était qu’une façade. Ses éclats de rire n’étaient que pansement sur une blessure, dissimulant le danger l’emportant lentement. La spirale s’était refermée sur elle, encerclée, elle ne pouvait que choisir de s’envoler afin de s’échapper. Ma ligne de vie brisée, ce pilier de confiance que nous avions érigé, désormais détruit. J’étais laissée déboussolée. Malgré la souffrance intense que je ressentais, je n’avais peut-être pas réussi à la sauver mais je ne pouvais pas ignorer qu’elle était en paix avec elle-même. Ce voyage l’avait sans doute faite réaliser qu’elle n’était sereine que loin de cette course poursuite, ils ne s’arrêteraient pas et la poursuivraient à jamais.
Les cloches de l’église retentissent, me ramenant à la réalité. Je ne sens plus mes jambes, je n’arrive pas à aligner deux phrases que je fonds en larmes, cette douleur profonde, ces émotions devenues incontrôlables m’habitent. Ce discours, j’ai passé tant de temps à l’écrire, ces moments précieusement choisis qui allaient être partagés. Mon cœur bat si fort, je crains qu’il ne s’arrête, que tout le monde puisse l’entendre, ou encore qu’il ne sorte de mon corps. Je n’arrive plus à parler, ma bouche paralysée ne laisse aucun son en sortir, mes lèvres ne bougent plus. Lorsque j’y arrive enfin, je me libère d’un poids, ils savent désormais à quel point elle était magique et aimante pour tout son entourage. Ils savent qu’elle n’a pas toujours été comme ça. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que c’est eux qui l’ont tuée à petit feu. La consumant lentement, sans savoir qu’un jour la flamme s’éteindrait. Eux, ne trouverait peut-être jamais l’apaisement. Eux, étaient les coupables. Ils, l’avaient tuée.
Étrangement, malgré les blessures qu’ils me laisseront à jamais et cette douleur inapaisable de mère orpheline de sa fille, je ne ressens pas de haine. Certes, je ne leur pardonnerai sans doute à aucun moment de me l’avoir retirée, mais je leur souhaite de trouver cette paix. Moi, je l’ai trouvée cette paix, c’était donc ce sentiment qu’elle avait. Cette impression d’avoir tiré la prise, d’avoir eu un échappatoire au cours de ce week-end. Savoir que malgré ce calme, la tempête se préparait, au retour, elle ne serait pas épargnée. J’étais différente, je savais que je n’aurais plus rien à apporter, elle était mon ancre, sans elle, je partais à la dérive. Il était peut-être temps pour moi de la rejoindre, réparer mes erreurs là-haut. Cette nuit, je m’envole la retrouver.