Plume du Lion - "Elles était (sic)"
Elle était folle. Souffrant d’un trouble de la personnalité, on l’avait internée. Elle ne savait pas qui elle était. Tant de monde en elle. Ça ne l’empêchait pas de se sentir seule. C’est pourquoi aujourd’hui, elle avait décidé de partir de cette maison blanche, partir dans la ville, vivre. Un temps. Un instant. Et peut-être se retrouver enfin, avant la fin ...
Elle était vieille. Allongée sur un lit de fer, dans une pièce aux murs blancs tachés, elle dormait, paisiblement. Rien ne bougeait. Un long repos. Comme une éternité, une éternité d’un temps. Un cri de l’autre côté du couloir réveilla tout le monde. Rauque, étouffé, un cri de mourant. On ne courra pas : il était trop tard. Le cœur avait lâché. Tôt le matin, il s’en était allé, le vieux, et il l’avait réveillée. Elle était toujours fatiguée. Mais inutile d’essayer de dormir, elle ne pourrait pas : le chant de ceux qui s’en vont continuent de résonner longtemps après eux. Elle s’assit sur le rebord de son lit. Essaya de songer à autre chose que cette mort devenue routine. C’était impossible, il y avait trop de questions autour : Était-ce douloureux, de mourir ? Quand allait-elle connaître ce sort ? Comment ce serait ? Tant de façons de mourir, dans ce monde ; violente, douce, sournoise, inattendue, préparée, décidée, la Vieille présentait à chacune de ses visites un accoutrement différent. Les vieux le savaient, ils l’avaient déjà maintes fois rencontrée par le passé : à cet âge, l’on était trop souvent le seul épi encore debout parmi les blés couchés du champ. A cet âge, les hommes ne la craignaient plus, ils ne faisaient plus que l’attendre, obsédés et dévorés par Elle. Ils n’entendaient plus les carillons, plus que le glas. Ils étaient comme des enfants au pied d’un sapin de Noël : le cadeau était devant eux, prêt à être ouvert, eux aussi étaient prêts, mais maman voulait pas. Ce n’était pas encore le moment. Alors, pour patienter ils imaginaient ce qu’il y avait dans le paquet, et ils ne voyaient plus que lui ; d’abord raisonnables dans leurs idées, puis fantasmant, mais sans jamais se décider pour l’une des hypothèses, de peur d’être déçus à l’heure de la révélation. La vieille dame avait sans doute vécu cela, dans sa jeunesse. Elle avait aussi vécu sans doute beaucoup d’autres choses. De cela, elle en était certaine. Mais qu’avait-elle vécu ? Elle cherchait, avide, dans ses souvenirs, mais ne trouvait rien. Rien qu’un vide immense qui emplissait l’espace de son crâne, et un coffret d’or qui scintillait en son centre. Une petite serrure sur l’avant, sans aucune clef. Une toute petite serrure, si fine, si fragile qu’elle pourrait la faire sauter sans difficultés, si ses bras avaient encore leur force d’antan... Aujourd’hui, ils étaient fatigués, brisés par les longues années d’une vie dont elle ne pouvait rien dire. Avait-elle été triste ? Avait-elle été heureuse ? Les réponses se trouvaient dans le coffret. Si proches, mais inaccessibles… Ses bras de vieille s’acharnaient, elle désirait ses souvenirs, elle voulait savoir ! Elle était si faible… Il faisait si chaud… Elle sentait la sueur couler de son front, comme la vie lui échappait, lentement, jusqu’à une fin toute proche. De petites gouttes translucides tombant. « Ploc », ça faisait. L’une d’elles atterrit sur son pied. Une goutte froide. Elle frissonna de plaisir, alors que sa vie lui revenait, parcourant son corps, effaçant rides et tremblements. Elle se leva du lit. Ce n’était pas la fin. En fait, pas non plus un début ou une suite. Juste l’apogée.
Elle était agente d’entretien. Elle sortait de la chambre d’un malade qui était parti. Où, elle l’ignorait. A la morgue, à la maison, cela n’avait plus d’importance. Il n’était plus là, elle ne pouvait plus rien faire pour lui. Elle ne devait faire le propre qu’ici. Aller de chambre en chambre, de lit en lit, refaire les draps, nettoyer un couloir, remplacer des ampoules, … Être le fantôme dans l’hôpital, semant la propreté sur son passage. Ce boulot la rendait triste ; son rôle en ce lieu n’était pas de guérir, il n’était pas de sauver, son rôle était juste de faire de l’enfer des malades un lieu où il ne fasse pas trop chaud. Ce qu’ils étaient avant, ce qu’il advenait d’eux après n’avait pas d’importance. En fait, elle aurait bien voulu faire tout ça, être pour les gens une sauveuse, une personne qui leur rendait espoir, avec qui ils pouvaient discuter sans soucis, les suivre jusqu’à ce que mort les sépare. Tout simplement leur offrir ce pour quoi ils s’étaient rendus à l’hôpital. Elle l’aurait fait, sans doute, si l’école avait bien voulu d’elle. Mais elle avait échoué. On l’avait jugée trop bête pour sauver des vies. Alors elle devait se contenter d’être un aspirateur, une serpillère, un chiffon qui passait sans qu’on la vît, ne pas exister. Nettoyer vomi, urine, sang, toute la journée. Heureusement, elle serait bientôt à la retraite. Devait-elle s’en réjouir ? Elle pourrait enfin se reposer, certes ; mais elle n’aurait jamais fait ce qu’elle désirait, et elle ne pourrait plus jamais. Et puis, que ferait-elle ? Son métier avait été toute sa vie. C’était la seule chose qu’elle connaissait. Le reste lui était abscons, et elle ne pourrait rien en tirer. Elle resterait sans doute dans sa petite maison, un feu dans la cheminée ; elle prendrait un chat, qui jouerait avec la pelote de laine, et elle entortillerait le fil dans ses doigts, ne sachant tricoter ; elle parlerait à l’animal, comme une folle, et un jour elle mourrait, sans personne pour la pleurer. Elle n’avait jamais eu d’enfants. Elle aurait bien aimé, mais n’avait jamais trouvé d’homme pour ça. Elle en avait vu beaucoup, des beaux, des idiots, des laids et des savants. Sans doute quelques-uns lui auraient plu, mais ils ne l’avaient jamais regardée. Elle n’était que femme de ménage, on ne la regardait pas : les médecins la traitaient en subordonnée, les malades en domestique, et elle parlait aux collègues le moins possible. Et ceux à l’extérieur ? Elle ne les connaissait pas. Cette grande maison blanche était sa prison, elle ne l’avait jamais quittée que pour se rendre à son domicile. Il était juste à côté. Aujourd’hui, elle en avait assez. Il fallait qu’elle agisse. Elle voulait partir, s’enfuir de ce lieu, s’échapper de sa vie morose, découvrir le monde autour. Un peu comme une héroïne de l’un de ses romans préférés. Mais la vie n’était pas un roman. Et elle n’était pas une héroïne.
Elle était rônin. Un homme qui aurait dû mourir, tel ses quarante-six compagnons, qui avaient dû se faire seppuku il y avait maintenant bien vingt ans. Lui était parti prévenir la femme du chef. Et aujourd’hui, il vivait. Pourquoi lui l’avaient-ils laissée ? À l’époque, quand il était revenu et n’avait trouvé ses amis, on lui avait dit que c’était pour sa jeunesse ; en effet, il était celui qui avait le moins vécu, et qui devrait vivre encore le plus. Il fallait quelqu’un pour veiller sur leurs tombes héroïques, alignées au cœur de ce temple. Ce serait lui. Ainsi, il faisait depuis chaque jour sa tâche, du mieux qu’il le pouvait, pour honorer la mémoire des défunts, et il cherchait encore la véritable raison de la vie. Il ne pouvait se résoudre à se dire que le système si cruel l’avait épargné. Il cherchait une autre raison, et n’en trouvait point. Ce désir l’enfermait dans un passé qu’il ne pouvait plus supporter. Ses années à servir Asano, sa mort, leur disgrâce à eux, ses samouraïs, leur vengeance, … et enfin cette fin. Et sa suite. Il aurait bien voulu partir avec eux, ne pas connaître cette souffrance d’être seul. Ce n’était plus une vie. C’était un regard tourné éternellement vers le passé. Il attendait la fin. Il la désirait. Elle ne venait pas. Il n’était pas encore si vieux. Il aurait bien été tenté, mais il ne pouvait pas accélérer les choses. Ce serait les trahir, tous. Alors il attendait, vaquait dans ce lieu. Nettoyait. Errait. Réfléchissait. Parfois, il écrivait quelques haïkaïs, qui n’avaient aucun sens. Ça lui rappelait cette dernière soirée ensemble, où ils avaient fait un concours de poésie. Il avait perdu, bien sûr… Et encore ce passé qui revenait sans cesse ! Il n’en pouvait plus. C’était ce maudit temple du souvenir. Il fallait qu’il parte. Pas abandonner ses devoirs, non, juste laisser le lieu sacré sans gardien une journée, visiter le nouveau monde des hommes. Juste voir comment étaient les gens, maintenant. Il avait pris sa décision. Tranquillement, il s’enroula d’un vieux kimono, mit ses sandales, et sortit simplement. Il n’y avait pas beaucoup de monde dans ce temple, juste quelques moines. Aucun ne le vit. Il descendit les escaliers, traversa rues et ruelles, et se trouva au centre de la ville. La ville était morne. Il ne comprit pas. Lui qui espérait retrouver l’heur à l’extérieur –car après tout, les gens dehors n’avaient pas connu tragédie pareille à la sienne, et ils devaient trouver dans la vie une immense gaieté– il ne vit que de la tristesse, des murs gris, une chaussée sale, des personnes mortes déambulant. Les sourires qu’il espérait trouver, les yeux pétillants, les pas presque dansants, il ne vit rien de tout cela. Rien que des gens aux traits tirés qui marchaient droit devant sans regarder autour, esprits fantomatiques hantant leur propre monde, le monde des vivants. Ils faisaient peur à voir. Les temps que le rônin avait connus n’étaient plus. Ils avaient passés, trop vite, et les hommes avaient eu peur de tout perdre. Ils ne faisaient plus qu’économiser, le temps, l’argent, les jeux. La vie filait, s’en allait, ils voulaient la retenir ; mais ils lui faisaient peur, et elle courrait de plus belle. Il semblait que les valeurs du passé, pour lesquelles les quarante-sept s’étaient battus, n’avaient plus cours désormais. L’honneur, la patience, le sacrifice, il n’y avait plus rien. Inutiles. Il n’y avait plus de beauté : elle leur était devenue superflue, une perte de temps. Leur avarice leur avait fait perdre tous leurs biens. Cela attrista l’ancien guerrier errant, qui n’était plus rien. Il préférait encore le passé des morts au présent des vivants. Ce monde, il avait voulu le voir, il l’avait vu. Il était temps de repartir. Il pensa aux héros d’antan qu’il avait côtoyé, ne comprit pas : tous s’étaient battus, pour quel résultat ? Rien. Sitôt partis, on les avait oubliés. Il aurait voulu faire quelque chose, engager la lutte finale, mais il était trop tard pour lui. Il avait agi, avait échoué. Il n’avait plus d’espoir. Pour sauver les hommes, il faudrait quelqu’un d’autre.
Elle était auteure. Elle écrivait des poèmes au présent, sur son monde, sur son inéluctable chute. Une chute, qui durait depuis si longtemps que l’on avait oublié qu’on tombait. L’oubli, c’était sûrement la pire chose qui puisse arriver à un être humain. Elle, elle le craignait plus que la mort. Elle se disait que lorsque le corps s’en allait, l’esprit, lui, restait hanter ses congénères, jusqu’à ce qu’ils oublient son existence. À ce moment-là, l’être disparu n’est plus. Elle désirait rester. Le plus longtemps possible. Marquer l’Histoire des hommes, qu’elle ne disparaisse qu’avec ces derniers. Pour cela, elle avait choisi les mots. Homère, Tite-Live, Victor Hugo vivaient encore, et pour longtemps. Elle avait voulu les rejoindre, mais elle avait échoué. Ses romans, nouvelles et poèmes jamais n’avaient pénétré l’esprit d’autrui. Elle avait mis toute son âme sur ses pages, il n’en restait rien. Disparition. Aujourd’hui, personne autour d’elle. Elle était misérable errant dans la rue, où choirait bientôt son corps malade. Et son esprit de s’évaporer aussitôt, sans malheureux vivant à hanter. Il lui fallait agir, vite. Mais ses pieds allaient et venaient, sans jamais s’aligner. Trop long, trop court, et ne rimaient lorsque les justes syllabes. Ses pas incontrôlés la menèrent sur la grande place pavée. Au centre, un arbre majestueux perdait ses feuilles, arrachées par la froide et violente bise. L’une d’elles tomba aux pieds de l’auteure, qui la prit. Une feuille de charme. Son arbre préféré. Une branche cassa. Il mourrait. Le charme mourrait, comme tout le reste. Cette fin si visible, si obsédante, on ne voyait qu’elle, et c’était normal, car il n’y avait qu’elle. La vie connaîtrait bientôt son dénouement. Cette destruction, c’est sur cela qu’elle voulait écrire. Elle était faite pour cela. Quand elle y pensait, les idées irriguaient son cerveau tout entier. Elle aurait pu parler de toutes ces choses que l’on voyait tourbillonner autour de soi sans pouvoir mettre de mots dessus, elle aurait pu parler des guerres, des attentats, de la pollution, des meurtres, maladies, suicides, tristesse, rage, désespoir, … Tant de choses… Trop de choses : elles inondaient son cerveau, ses idées se dispersaient sans qu’elle puisse les regrouper dans son filet, et elle se trouvait submergée. Enfin, après quelques minutes, la tempête se calmait et elle oubliait tout. Ainsi sa page restait blanche, toujours. Elle leva le regard vers la cime de l’arbre. Pauvre vieux… Désolée, je ne peux rien faire pour toi. Tu vas partir. J’aurais bien aimé te couvrir de mots après la fin, que tu restes un peu plus longtemps dans les esprits, mais comme tu vois… Tiens ta branche, elle est tombée. Je crois pas que tu puisses en faire quelque chose, mais sait-on jamais… Ho, je sais ! Je vais garder une de tes feuilles. Ça ne te pose pas de problème ? Comme ça au moins une personne se souviendra de toi. C’est déjà ça… Une larme roula sur sa joue. Le vent s’était calmé. Baissant les yeux, elle s’apprêta à s’en aller, et vit le vide entre elle et les gens autour. Ils étaient surpris, ne comprenaient pas, une pointe de frayeur sur leur visage. Que regardaient-ils ? Ils la regardaient elle. Elle, avec sa tunique bleue flottante qui rappelait un pyjama, ses pantoufles en similicuir, ses cheveux rêches. Elle, qui parlait haut. Ils devaient la prendre pour une folle. Était-elle folle ? Non, juste une artiste. Auteure incomprise. Il n’y avait rien d’autre. Elle était tout à fait normale. Juste pauvre. Mais normale. Une femme normale. « Normale je vous dis ! » Elle avait crié.
Elle était comptable. Un jeune homme habillé différemment. Quelqu’un d’au-dessus. Juste redescendu parmi la plèbe pour effectuer quelques commissions que le boss avait demandées. Quand le boss demandait, on lui obéissait. C’était la première règle au sein de l’entreprise. L’entreprise… Il en savait foutre rien dans quoi ils travaillaient. Ça n’était pas important. Sans doute un marché… Ça n’était pas important. Pas important du tout. Juste un job qui rapportait un bon salaire. Alors on le faisait, sans s’interroger. Les questions, c’était l’enfer. Dès qu’on en avait, dès qu’on commençait à réfléchir, on regrettait. On se disait qu’on était un salaud. Qu’on faisait le mal. On pensait à avant, quand on se foutait de tout, qu’on était tranquille. On repensait à cet examen foiré, la dernière année, et on se disait merde. Il aurait suffi de bosser un petit peu plus… Et puis après, quand ce mec était venu lui proposer ce boulot, il aurait fallu dire non. Même si le salaire était d’enfer. Tout de suite se dire qu’il y avait quelque chose de louche. Oui. Il avait dit oui. Oui à ces petits travaux sans importance, oui à ces promotions, oui même s’il avait compris. Entrer dans ce monde de chiffres : il n’y avait que ça autour de lui. Les nombres étaient sa passion, il jonglait avec, en faisait ce qu’il voulait. Ça n’était pas illégal, non ? Un chiffre, c’était des traits, sans signification… Et puis sa famille était tellement contente de le voir s’épanouir dans cette nouvelle vie. Lui aussi était heureux : voiture, soirées démentes, villa, … Il avait tout ce qu’il fallait. Pas de raison d’avoir de tels regrets. Mais voilà, ça le prenait parfois, il était morose. Peut-être un documentaire, cette semaine, sur les victimes d’overdoses ou de fusillades. Peut-être le fait de ne plus avoir personne pour le soutenir. Plus que des gens qui partiront sitôt qu’ils sauront. Peut-être d’autres choses. Seule certitude, il ne voulait plus de cette vie. Il voulait tout laisser tomber. S’en aller, vite, quitter ce monde de l’ombre. Mais c’était trop tard : toutes les portes de la maison où il s’était engouffré il y avait déjà si longtemps étaient fermées. La seule sortie était le toit. Et il n’avait pas le courage… Il n’en avait jamais eu.
Elle était une petite fille. Aujourd’hui, sa maman l’avait emmenée en ville. Ils avaient trouvé un gros ours en peluche, il y avait à peine un instant, et elle le serrait tendrement dans ses bras. Excitée, la petite regardait partout autour d’elle, furetait, impressionnée par cet endroit où tout était si haut, où rien ne semblait avoir de limite. Le soleil couchant projetait de longues ombres sur le sol, qu’elle s’amusait tantôt à esquiver, tantôt à rester dans l’enclos qu’elles formaient. C’était bien, la ville. Mais si grand… La journée avait été longue. Maintenant, son enthousiasme commençait un peu à s’émousser. Elle ne courrait plus aussi vite, sa vision par moment se troublait un peu, elle baillait. Elle avait sommeil. Elle voulait dormir, retrouver sa maison, son lit. Un joli lit rose, avec des licornes dessus qui dansaient sur des nuages. Elle le dit à sa maman. Sa maman ne répondit pas. La fillette la chercha de ses petits yeux scintillants. Elle ne la trouva pas. « Maman ? ... » Sa voix cassait. Non non, elle ne devait pas être loin. Elle était là juste avant, lorsqu’elles descendaient la rue avec le magasin de glaces… Elle ne devait pas être loin… La fillette avait peur. Ce monde si joyeux auparavant l’effrayait maintenant, sans le regard plein d’amour de sa mère. Les ombres s’étiraient encore, touchaient presque les immeubles de l’autre côté de la rue. Il ferait bientôt nuit. C’était la nuit, que sortaient les loups. Elle serra son ours, de toutes ses forces. Dit, Gros-Nounours, elle est pas loin, hein ? Autour d’elle, les gens circulaient comme des fantômes, elle n’osait leur adresser la parole : sa maman disait toujours de ne pas parler aux personnes que l’on ne connaissait pas. Maman, où es-tu ? Sans même le réaliser, elle s’éloignait petit à petit du centre-ville, s’approchant des endroits gris qui sentaient mauvais, où le bruit faisait mal aux oreilles, où elle ne connaissait rien. Elle avançait encore, appelait de sa petite voix sa maman, cherchant un lieu, un visage qui lui soit connu. Au loin, une dame portait un châle bleu autour de longs cheveux bruns. Était-ce elle ? L’enfant s’en approcha, lentement, gagnait en vitesse à mesure que les traits de la dame se précisaient, courrait presque, s’arrêta net : ce n’était pas elle. Elle pleura. Elle s’était perdue. Elle était seule. Autour d’elle, les gens s’étaient arrêtés. Ils la regardaient avec horreur. L’un d’eux cria. Elle se retourna alors, vit brièvement un gros camion, un homme qui grimaçait à l’intérieur, ne comprit pas. Elle eut juste un petit peu peur, un grand choc contre son corps, et la tête de Gros-Nounours roula sur la chaussée.
Elle était morte. Son corps de jeune femme gisait sur la route. Le camion s’était arrêté, trop tard. Son chauffeur ne pouvait détacher les yeux de la voie. Il n’y avait rien devant lui, rien à regarder, et il ne regardait rien. La fille avait surgi soudainement, et puis s’était arrêtée. Suicide ? Non, c’était autre chose. Il le savait, sans comprendre. Autour d’elle, son sang s’écoulait vers le caniveau, rejoignant les déchets, comme l’eau pur qui tombe du ciel. Sur les rivages de cette mer rouge, la foule s’agglutinait, le regard vers l’horizon, mais pas un pour oser traverser. La pauvre, elle était bien seule. La tête de son ours en peluche était à ses pieds. Pourquoi le serrait-elle ? Elle n’était plus une enfant. Il n’avait rien à faire là. Elle non plus. Aurait-elle dû rester à la maison blanche qu’on appelait « asile » ? Pour la vie, oui, sans doute. Mais l’humain n’était pas fait pour survivre. Il était fait pour être heureux. Alors il le cherchait à tout prix, et il mourrait. Sans l’avoir trouvé. Pouvait-on seulement ? Elle en était incapable. Elle ne savait pas ce qui ferait son bonheur. Elle ne savait pas qui elle était. Dans sa chair cohabitaient une vieille, une infirmière, un rônin, une auteure, un comptable, une fillette, tous les êtres du monde. Des esprits hantant ce corps tour à tour. Qui voulaient s’en emparer, l’avoir pour eux seuls. Ils l’avaient perdue. Trop tôt pour qu’elle sût qui elle était vraiment. L’ambulance était arrivée, enfin. On la recouvra d’une couverture. On dispersa l’attroupement. On leva le brancard, avec douceur, un léger tremblement, et le plus profond respect. C’était comme ça qu’on faisait à chaque fois. Les chairs inanimées se ressemblaient tant. Au-dessus de la ville, les Mânes flottaient. Ils regardaient l’ancienne maison, dont la porte avait été verrouillée. On s’y trouvait si bien… Ils soupirèrent. Mais bon, que pouvaient-ils faire maintenant ? Le temps passait vite… Il leur fallait partir. Où ça ? Ils ne savaient pas. Ils allaient vers l’inconnu. Un autre monde, meilleur ou pire… Sur terre, la vie continuerait sans eux. Le vent soufflait encore. Il s’était un peu calmé. De la poche de la fille, une feuille s’envola. C’était une feuille de charme. Elle n’alla pas loin.